Exposition Artaud, un art furieux contre l'ordre du monde Düsseldorf, tout Artaud est présent : le poète, l'écrivain, l'acteur, le dessinateur. Et l'interné de Rodez, celui qui subit 51 électrochocs en quatre ans et qui, libéré de l'asile, écrivit et dessina la fureur que lui inspiraient le monde et son ordre. On entend d'abord la voix, une voix un peu rauque qui crie "On attend quoi ?" et entonne vite "Marlborough s'en va-t-en guerre, mironton, mironton, mirontaine". Le visage d'Antonin Artaud à 34 ans, cheveux courts, oeil terrible, est filmé de près, en noir et blanc, au centre de formes mouvantes, roues et rayons lumineux. Cet essai a été tourné en 1930 pour un projet d'Eugène Deslaw, La Fin du monde. Il n'a pas été réalisé et, de toute façon, Artaud n'avait pas été retenu.L'exposition commence par cette confrontation brutale, inattendue, avec des images restées jusqu'ici inconnues. "Exposition" n'est pas le mot juste. L'artiste, écrivain et collectionneur Jean-Jacques Lebel, qui en est l'un des commissaires, l'autre étant l'historien du cinéma et directeur de la Fondation Maeght Dominique Païni, la compare tantôt à un labyrinthe, tantôt à un moteur. Labyrinthe parce qu'il est si facile de s'égarer dans les pensées et les travaux d'Artaud ; moteur parce qu'il se dégage de ses oeuvres une énergie furieuse. Au désir de montrer la totalité des activités d'Artaud littéraires, plastiques, cinématographiques , s'ajoute une exigence : éviter la commémoration, le mausolée ou l'inventaire. Pas question de muséifier celui qui a passé sa vie à lutter contre toutes les formes d'enfermement.Dans l'immense salle du Kunst Palast de Düsseldorf où Lebel et Païni ont déployé les différents éléments de leur machine à faire voir et sentir, tout bouge : les extraits de films sur des écrans suspendus et dans des miroirs où ils se reflètent ou se déforment, les citations de Gilles Deleuze dont la projection monte le long du mur, les photographies d'archives. Les dessins eux-mêmes donnent l'illusion d'être en mouvement, sur une cimaise courbe selon un rythme visuel très sec. Dans un angle obscur et clos, la voix d'Artaud à la fin de sa vie, en novembre 1947, dit Pour en finir avec le jugement de dieu.C'est à peu près le seul moment où il faut s'asseoir, pour écouter. Le reste du temps, le corps est invité à se déplacer : le long des dessins, le long de la vitrine dont la forme est celle du signe de l'infini, entre les écrans et jusqu'à la terrible petite pièce où, avec des scrupules d'historien de la psychiatrie clinique, Lebel a aménagé une cellule d'asile semblable à celle où Artaud a été interné, à Rodez, de 1943 à 1946. Le lit, la machine à électrochocs avec sa coupe de verre pour les vomissements du "malade", l'armoire aux seringues datent des années 1940. Au-dessus du lit sont projetés les actes administratifs relatifs à l'internement. On sort glacé de cette pièce qui sent l'ozone et la mort.INTENSE, EXALTÉC'est Artaud l'interné qui est ici montré, autant dire la dernière décennie de sa vie. Tout ce qui précède y conduit. C'est d'abord la chronique de sa participation au mouvement surréaliste, en raison de l'intensité de son engagement et de ses écrits. Loin du lyrisme de Breton, des provocations de dandy d'Aragon. Membre du groupe dès 1924, Artaud n'y reste que deux ans, même s'il en reste proche. Le théâtre et le cinéma l'occupent essentiellement. En 1932 paraît la première version du Théâtre de la cruauté et, en 1935, ont lieu les représentations des Cenci , tragédie d'après Shelley et Stendhal, décors et costumes de Balthus, mise en scène d'Artaud qui joue le rôle du Comte Cenci.Photos - dont les beaux portraits saisis par Man Ray et par Armand Salacrou -, éditions originales de L'Ombilic des limbes et du Pèse-nerfs, correspondances suggèrent cette partie de sa vie. Les plus anciens autoportraits dessinés sont là aussi, si légers, si différents de ceux qui viendront plus tard.Cette époque est aussi celle du cinéma, principale ressource économique d'Artaud. Il a fallu travail et obstination pour retrouver toutes les séquences, les restaurer, en ralentir au besoin la vitesse de projection. Le résultat, stupéfiant, donne enfin la mesure d'Artaud acteur. Il a tourné avec les plus grands réalisateurs : dans le Napoléon d'Abel Gance, il est Marat et, dans le Lucrèce Borgia du même Gance, il est Savonarole. Il apparaît dans L'Opéra de quat'sous de Pabst, La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, dans l'énigmatique Liliom de Lang et L'Argent de L'Herbier. Il a joué pour Raymond Bernard, pour Maurice Tourneur. Mais aussi dans Surcouf, roi des corsaires de Luitz-Morat et dans Graziella de Marcel Vandal, qui ne furent pas inoubliables.Dans ces films (22 exactement), il tient des rôles secondaires. Mais il les tient d'une façon incomparable, exaltée - ce sont des incarnations, pas des interprétations. Artaud est Savonarole. La scène où le prédicateur hérétique meurt brûlé vif a été tournée en 1935, mais il est difficile de ne pas y voir une allégorie des années terribles. Après le voyage au Mexique en 1936 auprès des Indiens Tarahumaras, s'enchaîne la suite des cliniques et des hôpitaux psychiatriques, Sainte-Anne, Ville-Evrard, Rodez - la cellule, les 51 électrochocs, la vertèbre fracturée, les souffrances insupportables. Libéré enfin en 1946, Artaud recommence à écrire et à dessiner. Dans Van Gogh suicidé de la société, on lit : "Car un aliéné est aussi un homme que la société n'a pas voulu entendre et qu'elle a voulu empêcher d'émettre d'insupportables vérités." Ces vérités, ce sont celles de l'ordre social, "certaines hautes saletés", "la vieille atmosphère (...) d'inertie bourgeoise, d'anomalie psychique (car ce n'est pas l'homme mais le monde qui est devenu un anormal), de malhonnêteté voulue et d'insigne tartufferie, de mépris crasseux de tout ce qui montre race (...), de crime organisé enfin". Ce livre et Pour en finir avec le jugement de dieu (volontairement minuscule) sont les actes d'accusation les plus complets qui aient été dressés contre "un ordre tout entier basé sur l'accomplissement d'une primitive injustice".Quant aux dessins, on ne sait toujours pas qu'en dire. Il demeure inexplicable que, d'un coup, dans un temps très bref, un homme brisé par les "soins" du psychiatre Ferdière et qui n'avait montré que des capacités graphiques plutôt ordinaires fasse surgir quelques-uns des portraits et autoportraits les plus intenses de l'histoire de cet art. On reste devant Minouche Pastier aux cheveux de couleurs entrecroisés, devant Arthur Adamov auréolé de rouge frais, devant les feuilles bourrées de têtes, de corps tronqués et d'écritures, comme devant l'irruption d'une force irrésistible qui prend possession des visages et plie le dessin à sa volonté, sans une hésitation, sans un ralentissement de la main. Un mot vient : foudroyant."Antonin Artaud", Museum Kunst Palast, Ehrenhof 4-5, Düsseldorf. Tél. : (49) (0) 211-89-24-242. Du mardi au dimanche, de 11 heures à 18 heures. Entrée : 7 €. Jusqu'au 16 octobre.Philippe Dagen
