Scandale Après Ioukos, le numéro deux russe du téléphone mobile est frappé par un redressement fiscal Le vice-ministre de l'économie fustige la "présomption de culpabilité".Moscou de notre correspondante"L'ours a mangé, il digère, et bientôt il voudra à nouveau manger." La petite phrase d'Evgueni Iassine, ancien ministre de l'économie sous Boris Eltsine, était-elle prémonitoire ? Cet ancien réformateur, qui ne cesse de dénoncer les abus du pouvoir russe dans l'affaire Ioukos, la société pétrolière sur le point d'être démantelée par la mise aux enchères de sa principale filiale, prévue le 19 décembre, faisait par là allusion aux appétits financiers des siloviki, les anciens du KGB dans l'entourage de Vladimir Poutine, qui étendent leur contrôle sur les grandes sociétés d'Etat au fur et à mesure que le Kremlin met en place sa politique non avouée de renationalisation dans le secteur des hydrocarbures. Une offensive vient d'être lancée par les siloviki dans un nouveau secteur : celui des télécommunications. La deuxième société russe de téléphonie mobile, VimpelCom, affiliée au groupe Alfa du milliardaire Mikhaïl Fridman, a été frappée le 8 décembre, par un redressement fiscal d'un montant de 157 millions de dollars pour l'exercice 2001. La presse russe y a vu le début d'une "deuxième affaire Ioukos". L'oligarque Mikhaïl Fridman détient la sixième fortune du pays (5,2 milliards de dollars, selon le magazine Forbes) et son groupe s'étend dans le pétrole, les télécommunications, la banque et la télévision. Mais, à l'inverse de Mikhaïl Khodorkovski, le patron déchu de Ioukos, ce magnat n'a jamais manifesté la moindre intention de contrer M. Poutine sur le terrain politique, ménageant au contraire ses relations avec le Kremlin depuis cinq ans.L'"erreur" de M. Fridman aurait été, bien plutôt, de vouloir faire main basse sur une société de téléphonie mobile, Megafon, aux liens privilégiés avec les siloviki. Plus particulièrement, il s'est attaqué de front à un homme auquel la famille de Vladimir Poutine a été très liée : l'actuel ministre des technologies de l'information et des communications, Leonid Reiman. La société fondée par ce dernier, TelekomInvest, employait en 1998-1999 comme représentante à Moscou Lioudmila Poutine, l'épouse du président russe. Vladimir Poutine occupait, à cette époque, le poste de chef des services secrets russes.Le spectre d'une répétition de l'affaire Ioukos a poussé l'un des "libéraux" du gouvernement, le vice-ministre de l'économie Andreï Charonov, à manifester un rare désaccord public avec l'action des services fiscaux, mobilisés par les siloviki. Il a dénoncé "l'atmosphère de présomption de culpabilité" régnant dans le pays, "où chacun attend de savoir qui, de ses partenaires ou concurrents, sera le prochain sur la liste". Le vice-ministre a estimé que la poursuite de telles attaques contre des compagnies privées menacerait la croissance économique.REPRÉSAILLESLe nom de Leonid Reiman a été récemment mis en cause devant des tribunaux, aux îles Vierges britanniques et en Suisse, dans le cadre d'une dispute judiciaire portant sur le contrôle de Megafon, la troisième société de téléphonie mobile russe. Basée à Saint-Pétersbourg, Megafon a bénéficié, depuis la nomination de M. Reiman au gouvernement par Vladimir Poutine en novembre 1999, d'une forte croissance sur le marché russe et de facilités pour l'obtention de licences. Proche des services secrets russes, elle est la seule compagnie à opérer en Tchétchénie notamment.Le groupe de M. Fridman revendique le contrôle de 25 % du capital de Megafon, après s'en être porté acquéreur en août 2003, mais cet achat est disputé devant des tribunaux par une société jugée proche du ministre Leonid Reiman, IPOC, enregistrée aux îles Bermudes. M. Reiman nie avoir des intérêts dans IPOC. Mais, en cherchant à démêler l'écheveau des sociétés offshore, les enquêteurs ont fait apparaître comme unique bénéficiaire d'IPOC un avocat danois du nom de Jeffrey Galmond, qui a reconnu avoir travaillé étroitement avec Leonid Reiman à Saint-Pétersbourg, au début des années 1990. Ce dernier mettait alors sur pied la société TelekomInvest, devenue depuis l'actionnaire majoritaire de Megafon. Vladimir Poutine était à l'époque chargé des relations économiques extérieures, à la mairie de Saint-Pétersbourg.Des témoins sollicités par le groupe Alfa ont affirmé devant les tribunaux qu'IPOC masquait des opérations de blanchiment d'argent et que M. Reiman avait abusé de ses fonctions gouvernementales pour faire fructifier des affaires commerciales. Le redressement fiscal contre VimpelCom est perçu comme un acte de représailles, après ces allégations.L'affaire n'est peut-être pas un "Telekom Gate", comme l'affirment les critiques de M. Reiman, mais une lumière crue a été jetée sur les réseaux financiers entourant le président russe. Les investisseurs occidentaux en Russie suivent les déboires de VimpelCom avec appréhension, car le groupe Alfa avait conclu en 2003 avec British Petroleum un accord censé marquer une plus grande ouverture du pays aux capitaux étrangers. Le groupe norvégien Telenor est, en outre, présent dans le capital de VimpelCom.La bagarre judiciaire pour le contrôle de Megafon traduit une guerre de positions, sur le marché russe des télécommunications, au moment où se prépare la privatisation du holding étatique Sviazinvest. "La bataille entre Alfa et Reiman opposent des groupes qui ont été favorisés par Poutine depuis son élection", commente un banquier occidental. "La voracité de ces groupes pourrait ébranler l'édifice, en apparence monolithique, du pouvoir." "L'empire de Fridman ne sera pas détruit, assure, pour sa part, l'analyste proche du Kremlin, Sergueï Markov, car, contrairement à Mikhaïl Khodorkovski, il n'est pas considéré comme un ennemi de l'Etat."
