Exposition Après deux ans de fermeture pour travaux, le Musée d'art moderne de la Ville de Paris rouvre. Et c'est avec quatre-vingt-dix oeuvres de Pierre Bonnard (1867-1947). Etrange choix, pense-t-on d'abord. Bonnard n'a qu'à demi-bonne réputation. Qu'il ait peint des tableaux voluptueux, nul ne le nie. Mais était-il vraiment un moderne ou un postimpressionniste égaré au XXe siècle, dont il semble n'avoir vu ni les révolutions ni les drames ? Colle à son oeuvre le jugement cruel de Picasso : "Un pot-pourri d'indécisions". RepèresTravaux. Le Musée d'art moderne de la Ville de Paris, qui abrite l'exposition Bonnard, rouvre au public jeudi 2 février, après deux ans de travaux pour un montant de 15 millions d'euros. Il s'agissait de remettre les 19 000 m2 aux normes de sécurité. Parmi lesquelles figure le désamiantage, notamment du hall d'honneur, qui abrite La Fée Electricité, de Dufy.Collections permanentes. La réouverture est l'occasion de redécouvrir les collections. Elles sont moins complètes que celles du Centre Pompidou. Plusieurs legs ont contribué à constituer un ensemble important d'art moderne. En 2004, la générosité de la fille d'André Breton, Aube Elléouët, et de sa fille Oona a enrichi le fonds surréaliste. L'art contemporain est moins lacunaire : nouveau réalisme, figuration narrative, groupes Fluxus et Supports/Surfaces, arte povera. Le musée a aussi suivi les jeunes générations en pionnier. Des artistes — Alberola, Joisten, Lévêque, Boltanski — ont réalisé des interventions pour la réouverture.Pierre Huyghe. Outre Bonnard, le musée présente, dans son espace d'art contemporain (ARC), une exposition consacrée au Français Pierre Huyghe, né en 1962, sous le titre "Celebration Park". Elle aura lieu en deux temps, le premier, à partir du 2 février, se veut un interlude ; le second, à partir du 10 mars, présentera notamment ses films réalisés à partir d'une expédition en Antarctique.[-] fermerAlors, pourquoi lui ? En partie parce que Suzanne Pagé, directrice du musée et commissaire de l'exposition, et qui quittera son poste en juin, s'est fait une spécialité de la révision des cas compromis. Derain, Van Dongen, Kupka, les Allemands, méconnus en France, lui doivent d'avoir été montrés et compris à Paris. Et en partie parce que Suzanne Pagé sait qu'une sélection et un accrochage intelligents peuvent renouveler l'idée que l'on se faisait d'un artiste. Une fois encore, elle a magnifiquement réussi. Elle convainc qu'il faut regarder Bonnard de près en oubliant les banalités sur sa suavité. Bonnard, ce n'est ni si simple ni si aimable. C'est souvent l'inverse : compliqué, imprévisible, difficile à pénétrer. Les visiteurs, que l'on pressent très nombreux, en feront l'expérience dès la première salle.Le regard s'y heurte à L'Homme et la Femme, toile verticale de 1900. Un paravent la divise en deux moitiés égales. A droite, l'homme nu commence à se rhabiller. A gauche, accroupie sur le drap, tout aussi nue, la femme se caresse le pied. Les chats viennent de revenir sur le lit dont les avaient chassés les mouvements des amants.Autant de détails observés par un oeil neutre qui enregistre ce qui se présente, y compris la mauvaise humeur de l'homme, l'ennui de la femme. Ce devrait être une peinture érotique, c'est une peinture étouffante. Par son voisinage, elle contamine Le Sommeil et L'Indolente, dont on n'est plus sûr qu'elles soient de pures apologies du désir. Ces fumées, ce chien endormi, ces corps sans force : plaisir ou mélancolie ?Ainsi commencée, l'exposition avance d'incertitude en incertitude, de surprise en surprise. Surprises : les décors pour la salle à manger de Misia Sert, mixte de tapisserie baroque et de broderies indiennes ; les panneaux, plus vastes encore, pour le mécène moscovite Ivan Moro-zov, jamais montrés à Paris. Découverte encore : les paysages mythologiques, La Danse prêtée par le Musée Pouchkine et L'Enlèvement d'Europe de Toledo (Etats-Unis). Les incongruités y abondent : le pâtre nu de La Danse, antique égaré dans une scène contemporaine, ou l'enfant simiesque et les nus qui se distinguent à peine du sable dans L'Enlèvement. Non seulement Bonnard ne se soucie ni d'unité de temps ni d'unité d'action, mais il néglige la différence entre les matières.ENTRE APPARITION ET EFFACEMENTDans un Paysage normand, un fantôme transparent de vache dessinée en rouge glisse dans le pré blanc bleuté. Un Paysage du Midi est absorbé par l'expansion des frottis d'ocre et de jaune. Peaux, étoffes, feuilles et murs au soleil se confondent. L'expérience va jusqu'à la dissolution des lignes et l'abandon de toute couleur descriptive. Elle décompose et transpose.Le regard s'y perdrait si Bonnard n'imposait à la réalité en cours de dissolution de se recristalliser dans des formes régulières, quadrillages, rayures, losanges, cercles. Dans les scènes de salle de bains, le processus est à son comble : le corps s'évanouit dans l'eau et la lumière alors que carrelages, tapis et rideaux sont autant de structures durcies. De même, dans les natures mortes, les fruits et la vaisselle sont des ombres qui flottent sur la nappe aux carreaux rouges et blancs.Sans en faire la théorie, Bonnard a composé son oeuvre sur la tension entre apparition et effacement. A l'intérieur d'une même toile, certains motifs sont formulés avec une densité particulière, d'autres évidés ou brisés. Dans La Cheminée, le buste de Renée est peint de face et de dos, grâce à un miroir, et évoqué une troisième fois par le truchement du Maurice Denis qui se reflète dans la glace au-dessus de la cheminée. A l'inverse, la tête de Marthe, dans un angle, est à peine identifiable. Dans La Salle à manger, Vernon, le visage de Bonnard se voit tout juste, dans une vitre, et les enfants semblent de même substance que la nappe, les murs et les buissons. La porte-fenêtre et la carafe ont, paradoxalement, plus de densité.C'est étrange, cet art d'inverser les rapports entre les choses, ces effacements et ces solidifications juxtaposés — d'autant plus étrange que Bonnard les fait subir aux corps humains comme aux nuages, aux animaux et aux théières. Dans Jaune et rouge, c'est le chien qui existe le plus et, dans Le Coin de table, c'est une bande écarlate dont on ne sait ce qu'elle représente. Bonnard peint comme la mémoire se souvient et comme Proust écrit. Ce sont de bonnes raisons pour le retrouver tel qu'on ne l'avait encore jamais vu."Pierre Bonnard. L'oeuvre d'art, un arrêt du temps", 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Tél. : 01-53-67-40-00. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures ; mercredi jusqu'à 22 heures. Jusqu'au 7 mai. 9 €.
