Interdiction Al-Manar privée d'antenne Le Conseil d'Etat a interdit hier la chaîne du Hezbollah libanais, accusée d'«inciter à la haine et à la violence». Par Isabelle ROBERTS mardi 14 décembre 2004 (Liberation - 06:00) cran noir. Al-Manar, la chaîne du Hezbollah chiite libanais, ne sera plus diffusée en France et en Europe par l'opérateur Eutelsat, qui a quarante-huit heures pour s'exécuter. C'est la décision rendue par le Conseil d'Etat hier soir, à la demande du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Dans ses conclusions, le juge administratif constate que la chaîne, malgré les avertissements du CSA, a continué à diffuser des émissions «contenant une incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de religion ou de nationalité». Ce que la loi sur l'audiovisuel interdit. La chaîne du Hezbollah libanais a dénoncé hier soir une «atteinte à la liberté d'expression, un déni des principes prônés par la France et un dangereux précédent». En a-t-on pour autant terminé avec Al-Manar ? Non. Vendredi, le CSA doit recevoir les dirigeants de la chaîne libanaise pour une procédure parallèle. La sanction peut aller jusqu'au retrait de l'autorisation octroyée par le CSA le 19 novembre et qui vaut pour toute l'Union européenne. Mais ce n'est pas tout. Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, a annoncé un prochain changement de la loi, afin que le CSA puisse, dans des cas comme celui d'Al-Manar, se tourner vers le gouvernement, qui prononcerait une interdiction par décret. C'est ainsi qu'Al-Manar pourrait se voir bientôt triplement bannie. Par le Conseil d'Etat, par le CSA, et par le gouvernement. Ubuesque, quand on sait qu'interdire totalement Al-Manar est illusoire (lire ci-dessous). Et alors qu'on ne sait pas combien de téléspectateurs la regardent. Mais chacun aura la conscience tranquille. Antisémite. Paradoxalement, c'est grâce au Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) que la chaîne du Hezbollah est sortie de l'anonymat. En décembre 2003, son président, Roger Cukierman, saisit le CSA : Al-Manar a diffusé en octobre et novembre un feuilleton violemment antisémite. Aussitôt, Dominique Baudis, qui patauge dans la TNT et s'est empêtré dans sa croisade antiporno, en fait son nouveau cheval de bataille. Problème : le CSA n'a pas de pouvoir sur Al-Manar, chaîne diffusée depuis l'étranger grâce à Eutelsat, société qui envoie des satellites dans l'espace et se considère comme simple transporteur. L'affaire prend un tournant véritablement politique quand, en février 2004, en plein débat sur la montée de l'antisémitisme, Jean-Pierre Raffarin s'en empare. Il propose une mesure concrète : les pouvoirs du CSA seront élargis pour lui permettre de demander au Conseil d'Etat d'interdire une chaîne d'Eutelsat coupable d'antisémitisme. Baudis et Raffarin se connaissent bien. Le Premier ministre d'aujourd'hui a été le directeur de campagne de l'actuel président du CSA, tête de liste UDF-RPR, lors des Européennes de 1992. Raffarin a-t-il saisi l'affaire Al-Manar au vol pour donner des gages de bonne volonté au Crif ? Baudis a-t-il saisi l'affaire Al-Manar pour donner du grain à moudre à Raffarin ? Quoi qu'il en soit, en juillet, l'amendement Al-Manar entre en vigueur et le CSA demande aussitôt une première fois l'interdiction de la chaîne libanaise au Conseil d'Etat. Refus. La veille de la décision, la chaîne a fait amende honorable sur le feuilleton antisémite, et se déclare prête à être contrôlée par le CSA, via une convention. Le Conseil d'Etat demande alors au gendarme du PAF d'examiner la requête d'Al-Manar et lui refile la patate chaude. Pressions. S'enclenche alors un incroyable ballet de pressions autour du CSA. Le Liban, tout d'abord, qui fait entendre fortement sa voix. Le bouquet satellite Arabsat, qui diffuse Al-Manar, écrit au CSA pour le menacer de couper les chaînes françaises qu'il diffuse au Proche-Orient si la chaîne du Hezbollah n'est pas autorisée. Mais c'est surtout le sort des otages français Christian Chesnot et Georges Malbrunot qui, via le Quai d'Orsay, pèsera le plus lourd. Avec le souci de ne pas froisser un pays de la zone, susceptible de favoriser leur libération. Résultat : le 19 novembre, le CSA autorise celle qu'il tente d'interdire depuis le début de l'année... Aussitôt c'est le tollé : le Crif, la Licra, le centre Simon-Wiesenthal mais aussi le PS s'en prennent à la décision du CSA. Onze jours après l'autorisation, le CSA constate la diffusion de propos antisémites sur Al-Manar et saisit de nouveau le Conseil d'Etat. Les choses se gâtent quand Raffarin est violemment pris à parti à l'Assemblée . Le soir même, il a un rendez-vous tendu avec Dominique Baudis, auquel il demande de retirer sa convention à Al-Manar. Impossible, il faut changer la loi, répond Baudis, qui en a marre de porter le chapeau seul. Le Premier ministre appuie la demande d'interdiction du CSA. In fine, Al-Manar est bannie d'Eutelsat. Demain, les médias français seront-ils en retour bannis du Liban? Et ce n'est pas fini : Eutelsat diffuse une centaine de chaînes non autorisées dont «10 à 12» posent problème, selon le CSA. La boîte de Pandore est ouverte.