Exposition a Provence s'offre Cézanne cent ans après L'exceptionnelle exposition du musée Granet d'Aix résiste à la récupération touristique du peintre par sa ville natale. Cézanne en Provence Musée Granet, 18, place des Quatre-Dauphins, Aix-en-Provence. Tlj de 9 heures-19 heures, nocturne le jeudi. 10 €. Jusqu'au 17 septembre. Tél. : 04 42 52 88 32. Avec son parquet clair et ses murs pastel, le musée Granet rénové brille comme un sou neuf pour accueillir l'exposition la plus attendue de l'été. Cette pièce de choix de la célébration du centenaire de la mort de Paul Cézanne y trouve un cadre à sa dimension, ni écrasant ni étriqué, parfaitement adapté au format moyen des toiles qui avait sa préférence. Sur le même sujet Explosion A savoir Des carrières de Bibémus à l'atelier des Lauves Bienvenue à Cézanneland Une année très remplie Pour l'essentiel, cette exposition est une demi-rétrospective de l'oeuvre du peintre. Elle correspond aux années de sa réinstallation, après le début des années 1880, dans sa ville natale, Aix-en-Provence, la quarantaine passée. La demi-rétrospective couvrant la période précédente a eu lieu cet hiver à la gare d'Orsay, sous couleur d'une présentation jumelée des oeuvres du jeune peintre et de celles de son mentor et complice, Camille Pissaro. En ajoutant mentalement les deux manifestations, on obtient à peu près la grande rétrospective à laquelle le centenaire aurait pu donner lieu, si elle n'avait déjà été faite en 1995, à Orsay justement. Il était trop tôt pour un bis. «Le Midi» Revenu chez lui à Aix, Cézanne s'est retrouvé seul et l'est resté jusqu'à la fin, à part quelques rares et tardives visites d'admirateurs. C'est ce Cézanne seul à seul que présente le musée Granet, sous le titre innocent et commercialement prometteur de «Cézanne en Provence». L'aura de la marque «Provence», notamment dans le monde anglo-saxon, fait de cette exposition un produit séduisant, comme l'ont vérifié les records d'affluence enregistrés par la National Gallery de Washington où elle a passé l'hiver. Le problème, toutefois, c'est que, de la Provence, Cézanne se fichait éperdument et qu'il serait tombé des nues si quelqu'un lui avait soutenu qu'il peignait «la Provence». Il a laissé sur le bas-côté le provençalisme pictural ­ constitué alors en quasi-école et s'est tenu à l'écart de toute tentation régionaliste. Quand il parlait de son pays, il disait simplement «le Midi». Son coin de brousse Cézanne, donc, ne peignait pas la Provence mais, en bon sauvage, seulement son coin de brousse. Celui-ci se trouve certes parmi les plus beaux qui soient, mais Cézanne ne s'attache pas prioritairement à cette beauté. Il y découpe des «vues» à sa convenance, sans jamais se soucier d'en reconstituer l'ensemble. Il a ignoré le magnifique décor grand siècle de la ville où il vivait, lui préférant sa périphérie boisée et, un temps, son débouché maritime naturel, l'Estaque. Ses contemporains et compatriotes, qui n'ignoraient rien des charmes du pays d'Aix, ne lui ont d'ailleurs pas pardonné le traitement décapant qu'il lui infligeait. Jusqu'au bout, Cézanne a voyagé et travaillé à Paris, dans les Alpes ou en Normandie. La «nature» de cette dernière l'intéresse tout autant que celle de Provence, dans la mesure où il y découpe un motif où planter son chevalet. La re-régionalisation de Cézanne est une mauvaise cause. Bien sûr, son «Midi» lui posait des problèmes spécifiques sur lesquels il s'est échiné, avec sa lumière si claire, ses couleurs presque éteintes sous un ciel trop bleu. Le pays de Cézanne n'est pas riant parce qu'il sait en faire sortir tout le noir. Il ne recule pas, quand il lui plaît, devant la peinture claire, mais certains des tableaux les plus impressionnants sont sombres, avec des bleus et des verts luttant à la dure, sans qu'on puisse dire pourtant que ces paysages ont été peints à une heure tardive ou sous un ciel plombé. Peut-être au contraire sont-ils noirs en pleine lumière ? L'exposition en donne dix exemples, le Grand pin venu de São Paulo et son pendant envoyé par l'Ermitage de Saint-Petersbourg. L'exposition se déploie selon un compromis thématico-chronologique, qui restitue la logique évolutive de l'artiste tout en gardant des plages de connivence entre quelques grands thèmes qu'il a sans cesse repris. Les vues de l'Estaque, du Château noir ou de Bibémus forment des ensembles denses, comme si chaque fois Cézanne s'était juré d'aller au bout de sa confrontation avec eux. Un des mérites de cette exposition est de laisser voir comment Cézanne s'attelait à un motif, creusant son sillon de manière répétitive, presque obsessionnelle, avant de l'abandonner, comme s'il en avait fini avec lui. La montagne Sainte-Victoire est une exception car elle est omniprésente. Triangle magique Cézanne n'aime guère mélanger les genres. S'il peint des paysages, ils sont inhabités, si ce sont des personnages, ils se détachent sur un fond neutre (même ses célèbres Joueurs de cartes sont le contraire d'une scène de genre). Il a pourtant longuement médité le chef-d'oeuvre de sa vieillesse, les Grandes Baigneuses, venues de Londres, et qui, comme le montrent les quatre tableaux préparatoires, auraient dû renouveler le thème cher à son époque des nus féminins dans un cadre agreste. La première esquisse associant la montagne et une nudité féminine remonte d'ailleurs à 1870... Mais, pour finir, les Grandes Baigneuses ont presque envahi toute la surface du tableau de leurs grands corps minéraux, jusqu'à reconstituer à leur façon le fameux triangle de la Sainte-Victoire. Comme tant d'autres, cette oeuvre, à laquelle il a consacré des années de travail et pour laquelle il s'est même fait construire un nouvel atelier à un âge avancé, est inachevée. Comme beaucoup, comme la plupart des autres tableaux. L'exigence de l'achèvement On se réjouit que la plupart des toiles soient dépourvues de vitres protectrices, ce qui est particulièrement bien vu pour des peintures jouant sur les tons mats. Mais la chance de voir autant de toiles de Cézanne ensemble, c'est surtout de pouvoir d'un coup douter des choses les plus simples. Ainsi de la fonction de l'inachèvement. Un contresens évident serait d'en faire un art de l'instantané. L'inachèvement cézannien porte au contraire en lui l'exigence de l'achèvement auquel pourtant il renonce. Même ses aquarelles les plus légères, les plus évanescentes, ne sont pas des haïkus. Saisir l'éphémère peut être une gageure picturale, celle de Monet par exemple. Ce n'est pas celle de Cézanne, le terrien des pinèdes sans fleurs. Les Grandes Baigneuses constituent le sommet de l'oeuvre, mais il y a un après-Baigneuses, du moins dans l'exposition. Une salle accueille les derniers paysages, les plus tardifs. Ils ont l'intérêt de s'opposer au style de Cézanne devenu classique dès 1885-90, avec ses aplats créateurs de structure, et qu'un regard rétrospectif porté à partir du cubisme tend à banaliser Ñ celui-ci s'étant explicitement inspiré de ceux-là (un des Cézanne acquis par Picasso figure dans l'exposition). Or, on voit que, dans ses derniers mois, Cézanne cherche encore, resserre sa touche jusqu'à la faire drue, nerveuse, comme ressurgie de ses premiers temps mais avec la force de son long cheminement immobile en elles. En point d'orgue, les organisateurs ont eu la belle idée de mettre le Cabanon de Jourdan, une des toutes dernières toiles. Une baraque de pierres ocre, quelques buissons, des bouts de bleu, simple et évidente comme le cabanon qu'avait Cézanne. Le repos du sauvage.