Exposition A la Tate Modern, Bruce Nauman installe un mur du son / Bruce Nauman Raw materials” Dans le hall des Turbines du musée londonien, le plasticien a créé une pièce sans images, à partir de bandes-son tirées d'une vingtaine de ses vidéos.Londres de notre envoyée spécialeA ses débuts, vers 1968, Bruce Nauman, artiste plasticien de la Côte ouest des Etats-Unis, s'autofilmait dans l'atelier. A propos d'une de ses premières bandes dans laquelle il marche en jouant une note de violon, il a précisé : "Je pensais que cela aurait donné beaucoup de bruit, mais la pièce s'est avérée, musicalement, très intéressante. " De fait, l'artiste a presque d'emblée considéré le son comme un matériau modelable et n'a pas cessé, depuis près de quarante ans, de s'y intéresser, presque autant qu'aux jeux de mots et d'images visuels tracés en lignes de néons colorés qui l'ont rendu célèbre.John Coltrane, John Cage, Steve Reich, Phil Glass... l'artiste a toujours reconnu son intérêt pour ces musiciens, autant que pour Beckett ou Wittgenstein. Mais, comme il est considéré d'abord comme un plasticien, sa relation à la musique n'a pas forcément fait l'objet d'analyses fouillées. L'exposition Sons et lumières, du Centre Pompidou, qui traite de la musique dans l'art du XXe siècle, n'a que plus de mérite à inscrire l'artiste dans son parcours. Il y figure au chapitre du silence, avec une installation de corridor.C'est à un tout autre type de projet sonore que Nauman convie le visiteur de la Tate Modern. Cinquième invité de la "série Unilever", il intervient dans le hall des Turbines après Louise Bourgeois, Juan Muñoz, Anish Kapoor et Olafur Eliasson, sans images, sans découpage physique de l'espace, sans installations visuelles. Il a, en effet, pris le parti risqué d'une vaste pièce réalisée à partir de bandes-son tirées d'une vingtaine de ses vidéos et installations depuis quarante ans, et qu'il réutilise comme du "matériau brut". On pourrait parler de rétrospective si le collage n'était, en soi, une pièce nouvelle, un grand morceau pour la voix humaine sur lequel les spécialistes de la recherche musicale contemporaine devraient bien se pencher.UNE PIÈCE POUR PIÉTONSLa proposition, qui est de l'ordre de "circulez, y a rien à voir !", n'est pas facile à aborder. Frustrante même pour les impénitents des arts visuels, qui ne peuvent accrocher le regard qu'à l'architecture du hall et à son espace immense. Nauman l'a pris pour ce qu'il est : un espace de circulation, en concevant une pièce horizontale pour piétons qui colle à la structure métallique. Les baffles, une quarantaine, distribués sur toute la longueur du hall, se confondent presque aux poutrelles auxquelles ils sont accrochés, à hauteur d'oreille pour diffuser par paire leur propre bande-son.Une seule échappe à la cadence : la bande de l'entrée, qui est nouvelle et diffuse un bourdonnement continu de "mmmmmm" comme toile de fond ou, plus prosaïquement, comme le liant d'une sauce. Et quelle sauce ! Toute touillée d'humain, de cris, de chants, de paroles retournées et de verbes conjugués, que l'on reçoit par ondes plus ou moins colorées, aiguës et graves, dramatiques et légères selon le chemin que l'on choisit de faire."Thank You, Thank You", "Work, Work", "No, No, No, No", "OK, OK, OK" "Think, Think, Think", "Get out of my Mind, Get out of this Room", "Feed me, Eat me, Anthropology", "Good Boy, Bad Boy"... les bandes recyclées, que le catalogue renvoie à leur pièce visuelle d'origine, forment un formidable répertoire des registres de la voix hors du chant professionnel. Voix d'adultes et d'enfants, voix d'homme et de femme s'enchaînent, s'enchevêtrent comme les silhouettes au néon que l'artiste a pu animer sur les murs. On peut rester au plus près des baffles, s'en écarter - se mettre au milieu du Turbine Hall, dans l'axe, entre les sources, en vis-à-vis -, qui diffusent la même bande, aller vers la séquence d'après. A chacun de modeler son morceau avec ces passages qui font des vagues et des nœuds, mais jamais le silence.Le travail de Nauman a toujours été de plaquer au mur (les néons), de mettre en boîtes (les vidéos), de diriger (les installations) de l'énergie corporelle. Avec la pièce de Londres, ça ne se passe plus que par la voix, du cri d'éclat au murmure plaintif, du mot d'ordre à la prière, de la déclinaison verbale à la comptine. Entre répétition et psalmodie, colère et peur, surdité et incompréhension. Les images sonores, tour à tour dramatiques et légères, agacées et moqueuses, qui en ressortent, finissent par s'imposer comme la manifestation du noyau dur de l'œuvre, de son vrai fond : la condition humaine. Du grand Nauman.Geneviève BreeretteTate Modern, Millbank, Londres. Tél. : + 33-20-7887-8008. Tous les jours, de 10 heures à 18 heures. Vendredi et samedi jusqu'à 22 heures. Jusqu'au 28 mars 2005.
