Annonce A Grozny, un célèbre défenseur des victimes d'exactions a été enlevé il y a dix jours.En Tchétchénie, les témoins gênants sont éliminés en silenceLe drame s'est joué au deuxième étage d'un HLM de Grozny, tellement défoncé que deux familles seulement ont réussi à y rafistoler des appartements entre les trous d'obus. Makhmout Magomadov, 50 ans, était venu avec sa femme, sa fille de 4 ans et son bébé de 7 mois offrir un quartier de viande à son ami Aboubakar pour la fête de l'Aïd, quand une quinzaine d'hommes armés ont fait irruption et l'ont emmené de force. «Où l'emmenez-vous ? De quelle unité êtes-vous ?» a tenté de demander Aboubakar. «Si tu apprends beaucoup de choses, tu vas vieillir très vite», «Et si tu bouges, on t'arrête aussi», ont rétorqué les assaillants, tirant quelques rafales en l'air pour effrayer les témoins. Depuis ce 20 janvier au soir, Makhmout Magomadov, célèbre juriste tchétchène qui aidait les victimes d'exactions à préparer des dossiers pour la Cour européenne de Strasbourg, a disparu sans laisser de traces.Trois jours après son enlèvement, un représentant du parquet local est venu rendre visite à sa femme, enceinte de 3 mois, déclarant que Makhmout avait été libéré et lui demandant de signer un document pour clore l'enquête. Mais Makhmout n'a pas réapparu et les ONG tchétchènes et russes qui travaillaient avec lui depuis des années sont très inquiètes. «Si une personnalité connue comme Makhmout Magomadov, qui était allé dénoncer des cas de violation des droits de l'homme à Strasbourg et Genève, peut disparaître aussi facilement, cela peut arriver demain à n'importe lequel d'entre nous», résument plusieurs militants tchétchènes qui, plus prudents que jamais, préfèrent rester anonymes.Bandes armées. Juriste diplômé, ancien procureur adjoint de Grozny, Makhmout Magomadov avait été plusieurs fois invité par l'actuelle administration prorusse à reprendre ses fonctions au parquet, racontent ses proches, mais il avait toujours décliné. «Je ne peux tout de même pas travailler avec des gens que j'ai poursuivis pour crimes il y a quelques années», expliquait-il. Le style de l'assaut petites voitures civiles et hommes parlant tchétchène entre eux fait supposer qu'il a été enlevé par des kadyrovtsi : les bandes armées, complètement incontrôlées, de Ramzan Kadyrov, à qui le président russe Vladimir Poutine permet de semer la terreur en Tchétchénie.«Et pendant ce temps, à la télévision, on dit que la guerre de Tchétchénie est terminée», soupire Aboubakar Amirov, l'ami qui a assisté, impuissant, à l'enlèvement de Makhmout Magomadov. Son cas est l'un de ceux que Makhmout voulait porter à la cour de Strasbourg : en 2000, sa femme, enceinte de 9 mois, a été violée et tuée par des soldats russes. Plusieurs témoins ont permis de reconstituer la scène, mais la justice n'a jamais voulu s'occuper de l'affaire. Dans ce deux pièces où les assaillants ont fait irruption le 20 janvier, Aboubakar élève ses quatre enfants avec sa mère de 84 ans et espère encore justice. Le seul meuble de l'appartement est un lit croulant, réservé à la grand-mère. Le père et les enfants dorment à même le sol, qui sert aussi, dans la journée, de bureau pour les devoirs. Chaque rouble gagné par le père, électricien sur une base militaire russe, est économisé dans un seul but : réunir assez d'argent pour fuir au plus vite cet enfer tchétchène.Témoins gênants. L'enlèvement de Makhmout, précédé de plusieurs descentes de police au siège d'ONG tchétchènes, fait craindre que le pouvoir russe engage aujourd'hui une nouvelle phase de «normalisation» en Tchétchénie : la suppression des témoins qui osaient encore dénoncer les crimes des forces russes et tchétchènes prorusses. «Le malheur est qu'ici nous ne pouvons pas faire grand-chose, soupire Rouslan Badalov, président du Comité tchétchène de salut national, qui employait Makhmout. Il n'y a aucune justice locale sur laquelle nous puissions compter. Nous n'avons que l'Internet pour faire savoir au monde ce qui se passe ici.» «Et vu comme l'Occident s'intéresse à nous, Poutine a toutes les chances de réussir son projet criminel», ajoute une militante, rendue un peu amère après des années de collecte de témoignages de meurtres et d'enlèvements : «Quand je recueille les témoignages de familles de victimes, quelles garanties puis-je leur donner ? Que leur nom sera ajouté sur la liste des personnes disparues ou tuées en Tchétchénie et en Ingouchie que les ONG présentent régulièrement au monde entier, sans que personne ne bouge ?»Panique. Ce jour-là, justement, cette activiste rend visite à Grozny à la famille d'une femme enlevée depuis quelques jours. Même HLM défoncée, odeur bestiale dans l'escalier et dans la cour, où les habitants jettent leurs ordures directement par les fenêtres, faute de collecte des poubelles. Une soeur entrebâille la porte et la referme dès qu'elle entend les visiteurs prononcer le nom de Memorial, la principale organisation russe de défense des droits de l'homme. «A quoi bon ?» s'effraie la jeune femme. Les visiteurs n'insistent pas, habitués à ce genre de réaction : sans doute la famille a-t-elle été prévenue que d'autres malheurs peuvent lui arriver si elle se plaint. La porte se referme : «Tout va très bien chez nous, assure la jeune femme, dont les yeux trahissent la panique. Nous n'avons aucun problème. Adieu.»
