Exposition A Düsseldorf, une rétrospective sobre et complète souligne la place centrale de la femme et de l'érotisme dans l'oeuvre du peintre. «Henri Matisse, figure, couleur, espace», K20 Kunstsamlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf. 10 h-20 h, fermé le lundi ainsi que les 24, 25 et 31 décembre. 10 €. Le nom de Matisse ne quitte guère l'affiche des grands musées : deux expositions ferment ces jours-ci à Copenhague alors qu'on a vu l'an dernier, au Cateau-Cambrésis, dans le Nord, une (remarquable) présentation de sa longue relation avec les étoffes et un ensemble (brouillon) sur ses dernières années au Luxembourg. L'exposition rétrospective qui se tient à Düsseldorf a fait le choix du minimalisme interprétatif, que souligne son intitulé gentiment ronronnant «Figure, couleur, espace» et s'en tient grosso modo à la chronologie. C'est très bien comme ça. Car que peut apporter une nouvelle rétrospective à la perception d'une oeuvre ainsi régulièrement sillonnée, voire balisée et banalisée ? Rien, sinon l'oeuvre elle-même. Donc tout. Sujet en retrait. En fait de «figure», Matisse n'en a guère représenté qu'une seule, la figure féminine. Sur les 197 oeuvres présentées, seule une vingtaine ne comporte aucune figuration de femme, ne fût-elle qu'esquissée en décor et arrière-plan de nature morte. Le sexe mâle est banni, sauf quelques rares enfants. De ses débuts (ici, une Serveuse bretonne, 1896, peu vue) à la fin (une Vénus, gouache découpée, 1953), les images de femme, vêtues ou non, sont omniprésentes dans les dessins, sculptures, peintures de Matisse. A ceci près que ces femmes sont comme absentes. Non qu'elles soient des femmes-objets, objectivées par la maîtrise du regard esthétique. Mais elles rêvent, ou dorment, sont «ailleurs» et revolent leur vie au voleur qui les voit. Ou bien elles s'adonnent à la lecture cette vive activité qui se loge dans une totale passivité ou au moins penchent leur beau visage fermé sur les pages d'un livre. Ce retrait du sujet est l'objet de la grâce. La grâce spontanée des oeuvres masque leur charge compulsive, l'approche incessamment relancée d'une jouissance qui reste allusive. Parce qu'elle se veut peu démonstrative, l'exposition de Düsseldorf laisse entendre cette note monocorde de l'érotisme de Matisse, obsédant quoique discret. Cela est rendu possible par l'effet de masse d'un catalogue copieux, la simple juxtaposition des oeuvres. Cet effet de note tenue est amplifié par l'habileté avec laquelle les organisateurs ont placé côte à côte les différentes techniques d'expression de Matisse la peinture mais aussi le dessin et la sculpture. Sous toutes ces formes se cache la rencontre de l'érotique et de l'esthétique, ou le prolongement de l'un par l'autre. Un poète souhaitait récemment qu'après tant d'expositions thématiques consacrées à Matisse, il en soit enfin organisé une sur «Matisse et les femmes». C'est ce vers quoi tend celle de Düsseldorf. La sculpture surtout pas moins de vingt-cinq bronzes ­ est un des points forts de l'ensemble présenté. Leur rassemblement, dont il faut souligner la rareté, rappelle un aspect souvent négligé du parcours de Matisse, qu'on associe plutôt à l'art du plan, celui de la Danse ou les gouaches des dernières années. Ces oeuvres de petites dimensions permettent de saisir à quel point la série des Nus de dos, chef-d'oeuvre monumental qui l'a occupé pendant vingt ans, loin d'avoir été une entreprise isolée, récapitule un souci constant. A une rare exception près cinq variations sur le visage d'un modèle, Jeannette , ces sculptures représentent des nus féminins. L'idylle, comme genre, est bien passée de mode, mais les tableaux de Matisse résistent à cette péremption. D'autres oeuvres, à commencer par celle de son contemporain et rival Picasso, se sont donné pour tâche de s'affronter au chaos du monde, parfois pour le dénoncer. Matisse, lui, choisit de l'ignorer ou plutôt de lui inventer un antidote, en lui appliquant une sorte de force antigravitationnelle. Idylle-utopie, la légèreté de l'être contre la loi des pesants. Dans le petit choix de photographies terminant l'exposition, on voit le peintre au travail, en compagnie de ses modèles et muses dont la beauté coupe le souffle. Belle tête impassible de savant Troisième République, autant de concentration que de détachement. Le résultat de ces séances de pose, et de bien d'autres, produit sur le spectateur un réel effet physique, quoique sagement euphorique. On peut le vérifier en se promenant dans les salles du K20 de Düsseldorf, en se laissant porter par les oeuvres présentées. Car cette rétrospective offre aussi à la volupté matissienne le luxe du calme. Sans cohue. En effet, la présentation est non seulement dépouillée de toute scénographie parasite, mais elle offre aussi aux oeuvres l'espace où elles peuvent respirer. Le musée a fait ce que d'autres institutions seraient bien inspirées de faire à l'occasion d'expositions temporaires : repousser une partie de leurs collections pour faire de la place à l'hôte de passage. Düsseldorf ne figurant pas au hit-parade des obligations culturelles internationales, on évite aussi d'être pris dans une de ces cohues savantes qui gâchent le plaisir du plus héroïque et dont les visiteurs de la précédente grande rétrospective de Matisse, au Moma en 1992, se souviennent sans doute. Assister à une récapitulation perspective d'Henri Matisse fait partie de ces choses qu'un être humain normal doit faire au moins une fois dans sa vie ­ comme monter en haut de la tour Eiffel, manger un pot de caviar ou goûter une bouteille de montrachet. Ceux qui n'iront pas à Düsseldorf auront une deuxième chance, de mars à juillet, du côté des vaches helvètes, chez Beyeler à Bâle. C'est plus chic, mais il n'est pas sûr qu'ils gagneront au change. On peut aussi faire les deux.